L’été j’aime revenir à mes premiers amours en termes de lecture, à savoir les romans. Et quand l’intrigue de ceux-ci se déploie dans les mystères de la psychologie ou mieux encore de la psychiatrie, quel régal ! Le bal des folles de Victoria Mas : un premier roman que je recommande. Livre humaniste, spirituel et féministe que j’aurais aimé plus long et plus dense encore. C’est aussi l’opportunité d’évoquer l’évolution de la discipline depuis 150 ans et ma vision, partagée par Yoanna, de ce que devrait être un bon accompagnement thérapeutique des personnes souffrant de troubles psychiques.
Plongés en 1885 dans le destin de plusieurs femmes vivant à la Salpetrière à Paris, en tant qu’aliénées ou infirmières, nous y découvrons ce qu’étaient l’hôpital des fous de l’époque, les débuts de la psychiatrie avec le célèbre neurologue Jean-Martin Charcot, mais aussi la condition terrible des femmes reléguées au rang d’objets par la société patriarcale et misogyne du XIXème siècle. C’est l’époque des hystériques (du latin hystera signifiant utérus), ces femmes qui fascinent tout autant qu’elles effraient par leurs symptômes étranges, incontrôlables et érotisés que sont les convulsions ou les paralysies. Ces manifestations physiques provenant de conflits psychiques inconscients ne peuvent se manifester à l’époque que par ces désordres soudains et envahissants. Le corps parle. Tout autant chez les prostituées, les bourgeoises que chez les lavandières et femmes d’ouvriers, toutes ayant en commun de subir la domination de leurs pères, frères et maris pour qui le féminin et en particulier le désir féminin sont un mystère si profond et si puissant qu’ils échappent à leur pensée rationnelle et réductrice et donc doivent être cachés, opprimés et détruits. Freud, élève de Charcot qui cherchait des origines neurologiques à l’hystérie, comprendra plus tard que ce n’est pas en les observant (encore moins avec le voyeurisme des hommes présents aux cours publics du neurologue star, voyeurisme qui révèle d’ailleurs la castration psychique également du masculin de cette fin de siècle) mais en les écoutant qu’il est possible de comprendre et de guérir les hystériques.
L’hystérie est un bon exemple de trouble psychique pour présenter le modèle aujourd’hui dominant en psychiatrie et en psychologie : le modèle bio-psycho-social. Tout désordre psychologique procède d’une diversité de causes qui, encore plus que dans la maladie somatique, sont parfois difficiles à identifier et à démêler. Dans l’hystérie, l’étiologie sociale est exceptionnellement claire : la répression de l’instinct et du pouvoir de la femme (et pas seulement de sa sexualité). 150 ans plus tard, l’hystérie n’a pas disparu, elle a pris des formes moins théâtrales, plus fines, mais elle est surtout moins visible face aux troubles borderline et narcissiques très présents en cette ère individualiste et consumériste. Les trajectoires de vie des différents personnages du roman permettent aussi de mesurer l’impact des événements de vie et de l’histoire personnelle plus ou moins tragique sur le développement d’un trouble psychique et de rappeler l’effet toujours destructeur du traumatisme sexuel qu’ont en commun toutes les héroïnes de l’histoire. Il est étonnant de constater comme cette cause psychogène qui semble être aujourd’hui relativement acquise dans nos professions (tellement acquise qu’elle en est parfois banalisée dans les échanges entre professionnels) échappait totalement à l’époque aux analyses des médecins, tous de sexe masculin, ceci expliquant probablement cela… Quant à la dernière variable, l’aspect biologique, la psychiatrie a aujourd’hui grandement progressé dans l’identification des terrains de vulnérabilité à la maladie mentale, grâce notamment à la neuroimagerie qui aurait fait rêver Charcot adepte de l’observation taxinomique de l’hystérie. Ainsi, pour appréhender la maladie mentale avec justesse et humanisme, une observation complète et fine est de mise et s’appuie sur ces trois facettes biopsychosociales pour n’en délaisser aucune. Nos analyses se doivent aussi d’être renouvelées fréquemment, avec le doute comme compagnon fidèle, pour éviter à tout prix la simplification et la catégorisation dans des cases diagnostiques comme je le vois bien trop souvent dans ma pratique en service hospitalier et qui est toujours délétère pour le patient.
Ce roman a aussi le mérite de nous interroger sur la prise en charge thérapeutique des désordres psychologiques, de l’époque mais aussi, en reflet, d’aujourd’hui. La fiction de Victoria Mas nous rappelle les méthodes barbares utilisées alors pour briser les comportements déviants et donc menaçants pour la société de ces femmes dites hystériques. Certaines se retrouvaient internées pour adultère ou communication médiumnique, avec peu de chances de sortir un jour de cet asile-ville qu’était la Salpetrière. Les hystériques étaient soumises à des « thérapeutiques » choquantes comme l’introduction de fer chaud dans le vagin ou la compression des ovaires, jusqu’à l’utilisation de l’hypnose par Charcot puis plus tard la cure psychanalytique freudienne, méthodes plus « efficaces » bien sûr mais surtout mettant enfin au centre de la problématique le rôle de l’inconscient et des refoulés émotionnels. Il a fallu du temps pour que la parole et la mise en sens des symptômes soient enfin reconnues comme thérapeutique fondamentale. Cet acquis est à défendre à tout prix, d’autant plus au regard de ce qu’ont subi pendant des siècles les malades mentaux. En effet je m’inquiète parfois d’un retour en arrière dans notre psychiatrie publique actuelle. A trop classifier les troubles psychiques, très probablement pour le bénéfice des laboratoires pharmaceutiques en arrière-plan, et à trop chercher des méthodes ultraspécialisées pour tel ou tel trouble, qu’elles soient chimiques ou comportementales, nous courrons le risque de perdre ce qui fait le propre du fonctionnement psychique : sa complexité. Je pourrai évoquer à ce propos la situation financière moribonde de nos établissements étatiques, victimes de l’ultra-libéralisme ambiant, mais j’aimerais davantage souligner l’importance de la singularité de toute prise en charge psychique, qui est menacée aujourd’hui.
Par manque de temps mais aussi parfois par paresse intellectuelle selon moi (en lien avec un manque de reconnaissance par les instances de direction), nous professionnels de la santé psychique ne consacrons pas/plus assez d’énergie et de ressources pour comprendre nos patients. D’où viennent-ils ? Qu’ont-ils vécu ? Que vivent-ils aujourd’hui ? Quels sont leurs pensées et sentiments profonds ? Et si nous écoutions – vraiment – leur cœur, leur esprit voire leur âme, ne pourrions-nous pas bien mieux les comprendre et ainsi leur faire sentir qu’ils peuvent être vus et entendus dans leurs souffrances et leurs richesses intérieures ? Le chemin vers le mieux-être voire la guérison, y compris pour des troubles aussi graves que la psychose, ne passe-t-il pas par une relation authentique d’humain à humain, loin de tout manuel du parfait thérapeute en 10 leçons ? Les grands cliniciens comme Rogers, Perls, Yalom ou Fosha le défendent depuis des décennies. Lorsque nous démarrons dans ce métier, bien souvent cette pensée nous habite et nous porte, mais parfois nous la perdons de vue. Moi la première, quand en arrivant dans mon service le matin je regarde mon agenda bien trop chargé et me surprends quelquefois à compter avec lassitude ma file active de patients… Alors je me réveille de ma dissociation transitoire et me rappelle pourquoi j’ai choisi de faire ce métier que j’aime profondément et qui m’apprend tellement sur la nature humaine et sur moi-même. Je l’ai choisi pour la richesse inégalée des rencontres avec les personnes en apparence les plus fragiles de notre société mais qui sont parfois bien moins « folles » que mes congénères croisés au supermarché ou au café de mon village (et surtout en ces temps obscures où le bon sens et le discernement semblent être partis en villégiature…). Je l’ai choisi car non seulement il met du sens à mon existence propre mais aussi à notre existence tout court, ici-bas sur cette planète. Par la rencontre avec mes patients, j’accède à plus d’humanité et ce faisant je leur permets d’accéder à la leur. A l’instar d’Emmanuel Venet, psychiatre au Vinatier, qui vient de publier un manifeste court et percutant, je défends ainsi une psychiatrie artisanale contre une « psychiatrie industrielle, standardisée, désincarnée et ultrarapide ». Car tout un chacun, hystérique, déprimé ou tout simplement un peu anxieux, nous avons besoin d’abord pour survivre puis pour vivre une existence à la hauteur de notre potentiel de contacts humains véritables, d’échanges vrais et sincères et de connexions d’être à être. C’est là le cœur de la nature humaine et donc celui de la psychologie.
Pour conclure, rappelons-nous de la phrase de Lucien Bonnafé, psychiatre désaliéniste : « On juge du degré de civilisation d’une société à la façon dont elle traite ses marges, ses fous et ses déviants ».
L’été s’achevant bientôt, Yoanna et moi vous souhaitons une belle rentrée, la réalisation joyeuse et sereine de vos projets, au service de vos patients et de vous-même.
Gwenaelle pour OYA Formations